KINUYO TANAKA, RÉALISATRICE

Kinuyo Tanaka était l’une des plus grandes actrices Japonaises, avec plus de 300 films en une cinquantaine d’années de carrière. Elle a joué avec les plus grands acteurs et pour les plus grands cinéastes de l’âge d’or du cinéma Japonais. Sa collaboration avec Kenji Mizoguchi fût la plus mémorable avec des rôles inoubliables dans des chefs d’oeuvres tels que L’Intendant Sanshô, Ugetsu, La Vie d’Oharu, Miss Oyû, ou encore Une Femme dont on parle… Mais en 1953, elle décide de se lancer dans la mise en scène, devenant ainsi la première réalisatrice Japonaise d’après-guerre.

Avec 6 films, sortis entre 1953 et 1962, elle a bâti une oeuvre au regard féminin unique, et d’une maîtrise remarquable, n’ayant rien à envier aux maîtres pour qui elle a tourné. Depuis le 16 février, l’éditeur et distributeur français Carlotta Films diffuse ces 6 films dans de nombreuses salles de cinéma, pour la toute première fois en France. C’est une chance inouïe de pouvoir découvrir ces films oubliés dans de magnifiques restaurations 4K, sur grand écran.

Passons maintenant à une présentation succinte des films réalisés par Kinuyo Tanaka, dans leur ordre de sortie au Japon.


LETTRE D’AMOUR (1953)

Reikichi vit dans l’obsession de Michiko, une femme qu’il a aimée avant la guerre. Il habite chez son frère, Hiroshi, qui rêve d’ouvrir une librairie, et fréquente Naoto, un camarade devenu écrivain public. Ce dernier écrit des lettres en anglais pour les jeunes femmes abandonnées par des soldats américains, à qui elles réclament de l’argent. Un jour, la fameuse Michiko fait irruption dans sa boutique, pour qu’on lui écrive une lettre.

Pour son tout premier film en tant que cinéaste, Kinuyo Tanaka choisit d’adapter un roman pour s’intéresser au Japon d’après-guerre, et d’en explorer les conséquences psychologiques sur les individus, ainsi que sur leurs vies amoureuses. Elle peut compter sur les solides interprétations de deux formidables comédiens : Masayuki Mori (Rashômon de Kurosawa, Ugetsu de Mizoguchi) et Yoshiko Kuga (Bonjour d’Ozu, Une Femme dont on parle de Mizoguchi). Ce qui impressionne dans ce premier long-métrage, c’est la retranscription des rues de Tokyo, et notamment le célèbre quartier de Shibuya dans lequel elle a tourné malgré certaines contraintes, et la force des sentiments conflictuels des personnages, donnant de sublimes scènes mélodramatiques. Une vraie réussite, prouvant à ses détracteurs qu’elle avait tout à fait sa place derrière la caméra.


LA LUNE S’EST LEVÉE (1955)

Nara, ville d’art et de temples. La famille Asai commémore le décès du mari d’une des trois filles. L’espiègle Setsuko, est très attachée à Shuji, le frère du défunt. Ensemble, ils fomentent d’amusants complots pour trouver un mari à sa soeur Ayako, pourtant peu décidée à quitter la maison. Mais si c’était eux, les véritables amoureux ?

Dans ce second film, dont Tanaka adapte un scénario écrit par le grand Yasujiro Ozu, pour se réapproprier son univers et ses thèmes de prédilection : les jeunes filles en âge de se marier doivent trouver l’amour et quitter le nid familial, laissant les parents seuls dans la maison de campagne, pour partir vivre à Tokyo, ville moderne en pleine croissance économique après la guerre. De ce postulat, on se retrouve transportés aux quatre coins de Nara et de la maison des Asai pour jouer les cupidons, avec une certaine espièglerie. La jeune Mie Kitahara est à ce titre vraiment impressionnante, dont l’énergie rappelle celle d’Audrey Hepburn. Si le métrage comprend de nombreuses scènes comiques, Tanaka offre des moments de mise en scène touchant au sublime, notamment avec l’apparition de cette magnifique Lune. On retrouve également Chishu Ryu, l’acteur fétiche d’Ozu en patriarche bienveillant, accoutumé aux rôles de père de famille devant laisser partir ses enfants vivre leur vie d’adulte. Cela permet à la cinéaste de prendre le contrepied d’une fin hollywoodienne, dans une très belle dernière scène mélancolique, rappelant Printemps Tardif d’Ozu.


MATERNITÉ ÉTERNELLE (1955)

Hokkaido, dans le Nord du Japon. Yumiko est mariée à un fermier qui la trompe, et se repose sur ses deux enfants ainsi que sur un club de poésie pour se consoler. Mais Yumiko découvre qu’elle a un cancer du sein, et alors que ses poèmes commencent à être publiés, elle doit subir une mastectomie. Elle découvrira la passion amoureuse avec un journaliste qui lui rend visite à l’hôpital.

Dans ce troisième long-métrage, Tanaka choisit d’adapter la vie de la poétesse Fumiko Nakajo, avec Yumeji Tsukioka (ayant brillé dans Hiroshima de Sekigawa) en premier rôle et secondée par Masayuki Mori. Cette histoire lui permet quelques expérimentations visuelles audacieuses, telle que la scène de l’opération, étonnamment graphique pour l’époque. Le sujet est évidemment très féministe, et la cinéaste s’en sert pour livrer une oeuvre émouvante, témoignant du courage de cette femme, qui sest battue malgré la maladie pour continuer d’écrire et de publier ses textes.


LA PRINCESSE ERRANTE (1960)

En 1937, alors que le Japon occupe la Mandchourie, Ryuko, jeune fille de bonne famille, apprend qu’elle a été choisie pour épouser le frère de Puyi, l’empereur Mandchou. Elle accepte et quitte le Japon pour vivre sa nouvelle vie de Princesse. Ryuko semble heureuse au Palais avec sa famille, mais les troupes soviétiques débarquent, l’obligeant à prendre la fuite à pied, avec son enfant et l’impératrice elle-même.

Kinuyo Tanaka adapte ici les mémoires de Dame Hiro Saga, une jeune aristocrate qui a épousé le frère de l’empereur de Mandcourie (colonie Japonaise en Chine), afin de consolider les relations entre les deux pays. Dans le rôle de Ryuko, on retrouve Machiko Kyo, très connue à l’internationale pour ses rôles dans Rashômon ou encore Ugetsu, et ayant déjà travaillé aux côtés de Tanaka. Pour son premier film en couleurs, la cinéaste offre une palette sublime, allant des parures traditionnelles chinoises, aux paysages crépusculaires de la Mandchourie. La Princesse Errante est une fresque historique passionnante et émouvante, flirtant avec le film d’aventure, offrant un point de vue féminin sur cette période de l’histoire, notamment abordée dans l’immense trilogie de La Condition de l’Homme, réalisée par Masaki Kobayashi, le cousin de la cinéaste.


LA NUIT DES FEMMES (1961)

La jeune Kuniko est pensionnaire d’une maison de réhabilitation pour anciennes prostituées. Elle tentera de s’en sortir grâce à différentes offres d’emploi, mais lorsqu’enfin la vie semble devenir plus douce, son passé la rattrape.

Dans un contexte d’après-guerre où certaines femmes n’avaient d’autre choix que de se prostituer pour survivre, survient en 1956 une Loi anti-prostitution, obligeant ces femmes à la réputation désormais ternie de se reconvertir, ou de poursuivre leurs affaires dans l’illégalité. Kinuyo Tanaka est familière des films de ce genre puisqu’elle a notamment joué en 1948 dans Les Femmes de la Nuit de Mizoguchi, et s’intéresse donc ici à la vie après la prostitution. Elle fait appel à Asakazu Nakai, l’illustre directeur photo des chefs d’oeuvre d’Akira Kurosawa tels que Seven Samuraï, Entre le Ciel et l’Enfer, Barberousse, et Ran. Elle confie également le premier rôle à la jeune Chisako Hara, débutante au cinéma, qui délivre ici une performance absolument remarquable. Le regard posé sur ses personnages féminins est d’une grande bienveillance, jamais dans le jugement, et se permet une vision assez nuancée de ce milieu. Tantôt drôle, cynique, ou tragique, La Nuit des Femmes est un des films Japonais les plus intéressants sur le sujet, et fait preuve d’une vision singulière et audacieuse.


MADEMOISELLE OGIN (1962)

À la fin du 16ème siècle, alors que le Christianisme est proscrit, Ogin tombe amoureuse du Samouraï chrétien Ukon Takayama. Celui-ci refuse ses avances pour se concentrer sur sa foi, et Ogin est contrainte d’épouser un homme qu’elle n’aime pas. Quelques années plus tard, Ukon revient et lui avoue son amour. Ogin, qui est la fille du célèbre maître de thé Sen no Rikyu, veut retrouver sa liberté, mais le redoutable seigneur Hideyoshi a entamé des persécutions anti-chrétiennes.

Pour son dernier film, Kinuyo Tanaka se lance dans la réalisation d’un « jidaï geki » (film en costumes d’époque), un genre auquel seuls les réalisateurs confirmés pouvaient s’attaquer, du fait des budgets souvent élevés et de l’ampleur des productions. Cela n’effraie pas Tanaka, qui a une longue expérience d’actrice dans ces films sous la direction des plus grands cinéastes. Pour cela, elle s’entoure de Masashige Miyajima, le directeur photo de Hara-kiri et de La Condition de l’Homme, de Masaki Kobayashi, mais aussi de Ineko Arima dans le rôle titre, une actrice confirmée chez Ozu, et surtout du légendaire acteur Tatsuya Nakadai dans le rôle du samouraï. En résulte un mélodrame poignant, d’une grande beauté visuelle, et à la mise en scène parfaitement maîtrisée, prouvant définitivement que Kinuyo Tanaka n’a rien à envier à ses illustres collègues masculins, et surtout qu’elle apporte une perspective unique au cinéma Japonais de l’époque.


Bande-annonce de la rétrospective :


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