The Irishman est une adaptation du livre de Charles Brandt « I Heard You Paint Houses », contant la vie de Frank Sheeran, un haut membre du syndicat des conducteurs routiers « Teamsters », et tueur à gages, dans les années 60-70. Mais c’est avant tout le nouveau film du grand Martin Scorsese, dont le projet aboutit enfin, plus de 8 ans après son lancement, et marque la neuvième collaboration entre le cinéaste et Robert De Niro (la dernière date de 1995 avec Casino), et surtout sa première avec Al Pacino.
La longue préparation est due à différents facteurs, surtout d’ordres financiers et technologiques. L’histoire exigeant d’avoir à l’écran un Frank Sheeran dans plusieurs périodes de sa vie, la question de l’apparence physique était cruciale. Scorsese ne voulait pas se passer de De Niro pour les trois quarts du film et a donc opté pour une technologie de rajeunissement numérique, un moyen qui n’était pas au point à l’époque et qui coûte extrêmement cher.
Le budget avoisinait donc les 160 millions de dollars, ce qui a refroidit nombre de grandes sociétés de production américaines, et a mené Netflix sur le chemin du cinéaste New-Yorkais, en lui proposant de financer intégralement son film et de lui laisser un contrôle créatif total (ce qui peut encore échapper à de grands réalisateurs avec un tel budget).
Assez parlé des étapes de production, passons maintenant au film.

Martin Scorsese revient donc au film de mafia après Les Infiltrés en 2007, qui lui avait valu un Oscar du Meilleur Réalisateur, et surtout après des incursions vertigineuses telles que Les Affranchis (1990) ou Casino (1995). Avec des œuvres pareilles on aurait pu penser que le cinéaste n’avait plus rien à raconter sur ce milieu. Sauf que cette supposition revient à sous-estimer son génie et celui de Robert De Niro, qui lui aurait apporté le livre de Charles Brandt, convaincu que c’était la bonne histoire à raconter tant il avait été ému en le lisant.
C’est en effet l’émotion qui est le facteur déterminant ici. Avec sa durée de 3h30, qui en fait son film le plus long, on est plongés dans une grande fresque historique sur le temps, l’amitié, et la famille. On suit donc Frank Sheeran (Robert de Niro), qui deviendra tueur à gage pour le compte de Russell Bufalino (Joe Pesci) et sa famille, qui contrôlent officieusement le syndicat des conducteurs routiers dirigé par Jimmy Hoffa (Al Pacino). Le récit est guidé par la voix-off de Robert De Niro, ne racontant pas seulement sa vie, mais surtout ce qui l’a mené à assassiner Jimmy Hoffa, un de ses meilleurs amis, dont la disparition était, jusqu’à son aveu, jamais élucidée. Le célèbre dirigeant syndicaliste fait son apparition au bout de 50 minutes, après une mise en place bien huilée, où Frank Sheeran fait ses armes au service de la famille Bufalino, et c’est à cet instant que la dimension tragique du métrage prend forme. A mesure que l’amitié entre Sheeran et Hoffa se développe, l’ombre d’un funeste destin se dessine, semblant inéluctable.
Si cette durée de 3h30 peut faire peur sur le papier, elle est totalement justifiée. Le rythme est moins détonnant qu’un Loup de Wall Street par exemple, et se veut plus lancinant, mais ne laisse pas de place à l’ennui pour autant. La densité du film est impressionnante, et le fait de se laisser guider par le récit d’une vie aussi chargée que celle de Frank Sheeran donne à boire et à manger au spectateur pendant l’entièreté du métrage. Peu à peu s’installe un climat mélancolique, prenant toute son ampleur dans la dernière heure, mais un ton humoristique est distillé tout du long, avec des répliques destinées à devenir cultes, servies avec le talent toujours aussi incroyable de De Niro, Pesci, et surtout Al Pacino.

C’est d’ailleurs celui-ci qui prend finalement la place centrale du récit après son arrivée. Pour sa première collaboration avec Martin Scorsese, il fait état d’une forme épatante, et livre une grande performance, avec un charisme toujours aussi impressionnant, mais témoignant aussi d’une certaine tendresse. Ses illustres collègues ne sont pas en reste non plus : Joe Pesci, qui sort de sa retraite pour ce film est aussi terrifiant qu’émouvant, et Robert De Niro livre une de ses plus belles performances.
Quant à Scorsese, il confirme sa grande forme suite à l’excellent Loup de Wall Street (2013) et au magnifique Silence (2017), et démontre encore une fois son immense talent à travers une grande maîtrise de sa caméra, mais aussi du montage. Épaulé à nouveau de sa fidèle monteuse, Thelma Shoonmaker, il réussit à fluidifier ce récit fleuve, et à produire quelques transitions savoureuses. Avec cette nouvelle incursion dans le milieu mafieux, on pouvait se demander si The Irishman allait ressembler à Casino ou aux Affranchis, mais l’angle choisi est si différent qu’il ressemble peut-être davantage aux deux premiers volets du Parrain de Coppola, pour sa portée tragique et mélancolique, mais aussi à JFK d’Oliver Stone pour sa dimension politique et son récit extrêmement dense.
The Irishman permet à Scorsese d’explorer un pan de l’Histoire Américaine, fortement médiatisé à l’époque mais qui a peu à peu fini par tomber dans l’oubli. C’est d’ailleurs une des thématiques du film, rendre compte du temps qui passe, ce qu’il emporte avec lui, et ce qui reste. Un point émouvant au sein du métrage, mais qui prend une couche mélancolique supplémentaire si on le transpose à la carrière du cinéaste et de ses acteurs.
C’est effectivement dans sa dernière heure que le film prend une tournure bouleversante, à mesure que le destin de Jimmy Hoffa se rapproche de son inéluctable fin, et que les décisions prises par les protagonistes amènent à réfléchir sur l’amitié, la loyauté, la trahison, mais aussi les conséquences de leurs actes. Les regrets sont bien présents, mais mis sous silence par la cruauté des responsabilités. Un silence d’une tristesse infinie, que l’on sent dans le regard de Robert De Niro après avoir commis l’irréparable.

La technique très coûteuse du rajeunissement numérique (qu’on finit par oublier assez rapidement) prend tout son sens ici, puisque le film propose une vraie réflexion sur le vieillissement, et tout ce qu’il implique : les liens avec les proches, l’héritage, et les regrets.
A travers cette nouvelle grande fresque historique sur la mafia, Martin Scorsese livre probablement un de ses meilleurs films, et certainement un de ses plus émouvants. Avec également Robert De Niro, Al Pacino et Joe Pesci qui offrent à nouveau des performances magistrales, The Irishman est une franche réussite, donnant tout ce que l’on pouvait attendre d’une telle réunion de talents sur le papier.
Si comme la plupart de la population Française, vous n’aurez pas la chance de le découvrir au cinéma, faites au moins l’effort si possible de le regarder sur un bon écran de télévision, afin de s’immerger le plus possible dans cette histoire. Sans téléphone à portée de main, et en le regardant en une fois. Comme au cinéma donc. Ainsi, le rythme viendra vous prendre et ne vous lâchera pas pendant les 3h30.
Pour finir sur une note plus personnelle, j’ai eu la chance de le découvrir le 15 octobre dernier lors du Festival Lumière à Lyon, en présence de Martin Scorsese. Une soirée exceptionnelle, et un film exceptionnel qui occupe fortement mes pensées depuis.
Définitivement un des grands films de cette année, voire de cette décennie. Un véritable coup de maître.
Disponible sur Netflix.
Bande-annonce :